Le récit de Jacques Devert

Le récit de Jacques Devert

 

Article de Franck Delage dans l’Essort Sarladais du 28 juin 2024 :

“ Je parle comme un gamin de sept ans, je parle de mon père ”, explique Jacques Delvert, un cahier d’écolier en main dans lequel sont couchés ses écrits. Si l’encre du stylo-bille est encore fraîche, ces lignes relatent des souvenirs de quatre-vingts ans auparavant. Jacques avait sept ans. Il habitait à l’époque rue des Armes, à Sarlat. Du balcon de la chambre unique de l’appartement, il apercevait la Traverse et son trafic. Il voyait son père partir au travail. Chaque jour, il lui faisait un signe de la main.

Son récit intitulé Souvenirs d’enfance-Des journées particulières commence par ces mots : “ Mon père me disait souvent : “ Tu verras, quand tu seras grand, je t’emmènerai à la pêche ”. Il rapportait souvent des fritures ou des carpes que ma mère se faisait un plaisir de faire farcies, au four de notre cuisinière à bois, qui était en même temps notre seul système de chauffage. ”

Marcel, son père, travaillait à la Société nouvelle d’alimentation qui avait ses locaux dans la Traverse de Sarlat. Il livrait les épiceries de la région. En 1944, il détenait un laisser-passer et sillonnait la campagne. Jacques se souvient de l’avoir accompagné une journée, passant par Saint-Geniès et Tamniès, chez des clients qui étaient des amis et partageaient avec lui un casse-croûte. Son trajet passait aussi par les bois, où il avait rendez-vous avec des Maquisards, sur un lieu où ces soldats de l’Armée secrète pratiquaient l’abattage clandestin d’animaux. “ Mon père leur apportait des pièces de mitrailleuse ou d’autres armes que son frère, qui était tourneur à la fabrique de talons à Sarlat, rénovait en douce.” Il repartait avec un morceau de viande.

Maudits souvenirs.

Vers le 20 juin, une rumeur s’est amplifiée dans le Sarladais : “ Les Boches arrivent. Ils sont à la Borne 120. ” Un matin, Marcel, avant de partir au travail, demande à sa famille de quitter le centre-ville et de se rendre chez des cousins qui ont une petite ferme au Breuil, au-dessus du lycée Saint-Joseph. En fin de matinée, des coups de feu retentissent du côté du tunnel du chemin de fer. Quelques minutes après, deux hommes arrivent, sûrement des Maquisards selon Jacques. Son cousin les planque dans une étable à cochons, puis dans un champ de maïs et d’artichauts. Lorsqu’il se met à pleuvoir et qu’il leur apporte une couverture, des soldats allemands arrivent au bout du pré et lui tirent dessus. Le cousin fait alors semblant de nourrir les poules. Les soldats alignent tout le monde contre un mur, installent un fusil mitrailleur sur trépied en vis-à-vis et fouillent la maison. Ne trouvant rien, la tension retombe et ils demandent aux femmes de leur donner à manger. Les soldats finissent par partir. L’un d’eux donne un morceau de chocolat à Jacques et à son petit cousin. La famille regagne ensuite le loge- ment de Sarlat.

“ J’ai entendu un hurlement de bête, comme une pouliche que l’on abat. Elle venait d’apprendre à ma mère, que la veille, mon père a été fusillé par les Boches ” Le 29 juin au matin, comme de coutume, Jacques se met à la fenêtre pour dire au revoir à son père. “ Avant de passer le coin de la maison, il m’a fait un petit signe de la main. Je ne l’ai jamais revu vivant. ” Le lendemain, la famille apprenait la terrible nouvelle. “ J’ai vu arriver ma tante qui, avant de pénétrer dans notre maison, a levé vers moi un regard désespéré que je ne lui connaissais pas. Trois minutes après, j’ai entendu un hurlement de bête, comme une pouliche que l’on abat. Elle venait d’apprendre à ma mère, que la veille, mon père a été fusillé par les Boches, à Saint-Léon-sur-Vézère, par la fameuse division Wilde.

” Le petit Jacques a tourné ses maudits souvenirs dans sa tête, pendant des années, des décennies, jusqu’à devenir un vieil homme qui a aujourd’hui envie de transmettre cette histoire familiale gravée au cœur de la grande Histoire. Son but n’est pas de décrocher un prix littéraire, juste de toucher l’âme de son arrière-petite-fille, née voici quelques mois à Paris, lorsqu’elle sera en âge de lire ses mots simples, peut-être quand elle aura l’âge de Jacques tandis qu’il perdait son père. “ Depuis quelques années, j’avais envie d’écrire ces souvenirs, de raconter ma vie. Je les ai écrits pour mon arrière-petite-fille, pour ne pas que l’on oublie.

” Pour perpétuer la mémoire de son père, Jacques s’est rappelé. Il a cherché des témoignages, des écrits. Il a rejoint le comité de Sarlat de l’Association des Anciens Combattants et amis de la Résistance (Anacr). Il a retrouvé des témoins visuels de son exécution. Bien qu’étant en poste à EDF-GDF à Poitiers, il est revenu tous les ans à Saint-Léon-sur-Vézère, le 29 juin, au coin du petit cimetière où son père a été fusillé et a reçu le coup de grâce d’un officier dans la tête, avec un pistolet. Il dépose une gerbe.

Opération de représailles

A la retraite, il s’est occupé de faire ériger une petite stèle. Une vieille boîte métallique garde précieusement divers documents, des photos, de son père, de sa mère, de lui enfant, de ses cousins et cousines, un exemplaire de l’édition spéciale du dimanche 17 novembre de L’Essor Sarladais, acheté par sa mère, consacré aux héros et martyrs de Sarlat, à l’occasion de l’inauguration du monument aux Morts, installé provisoirement en bas des marches de la place de la Grande-Rigaudie. Marcel figure dans l’édition de l’époque, avec un portrait, quelques lignes expliquant qu’il faisait partie de l’Armée secrète, qu’il fut envoyé en mission le 26 juin, arrêté par une colonne allemande le 29 et amené à Saint-Léon-sur-Vézère, où il fut fusillé, à l’âge de 39 ans.

En juin 1944, les accrochages furent nombreux entre la Résistance et des divisions allemandes de passage, ou envoyées pour contrer l’Armée secrète très active en Dordogne et en Corrèze. Marcel Delvert a été arrêté et exécuté par des soldats allemands d’un détachement mobile du Kampfgruppe (groupement de combat) de la 11e SS Panzer Division sous le commandement du colonel Wilde. Celle-ci, basée à Libourne, est passée à deux reprises dans le département, faisant des dizaines de victimes parmi les Résistants, des otages civils, lors d’opération de représailles ou de police.

Le second passage de la colonne Wilde en Dordogne fit au total quarante-sept morts au combat et soixante et onze personnes exécutées. Elle a également incendié les villages de Salignac et Carsac. Ce 29 juin, le maquis du groupe Prosper a perdu dix hommes en attaquant la colonne à Peyzac-Le Moustier. Marcel Delvert fut prisonnier et exécuté avec Marcello Sanchez et Alphonse Panckaert. Retraité à Rouffillac de Carlux, Marcel garde désormais son cahier à portée de main, pour recueillir ses mots d’enfants.

 

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