Anne-Marie Cocula à l’honneur

Anne-Marie Cocula à l’honneur

Le magazine hebdomadaire du journal Sud-Ouest du samedi 15 janvier 2022 consacre un remarquable article à Anne-Marie Cocula, membre éminent de notre Conseil scientifique. Voici un résumé publié par Julien Rousset sur le site internet du journal:

Historienne, spécialiste de la Dordogne, de Montaigne, elle fut la première femme à présider une université en Aquitaine. Son histoire personnelle se confond avec celle de la région.
 
Rencontre:

Il a changé, le Vera Cruz. Le restaurant de la fac, qu’ont fréquenté, sur le campus de Pessac, des générations d’étudiants en lettres et en histoire, est devenu un self aux couleurs acidulées. Quand « Le Mag » a contacté Anne-Marie Cocula en vue d’un portrait, elle a proposé que nous la rencontrions près de l’université Bordeaux-Montaigne. Et après tout, pour l’interview, pourquoi ne pas s’installer dans cette « cafét » du Crous ? À son arrivée, deux employées la reconnaissent immédiatement. « C’est à vous que je dois d’avoir été embauchée ici, dit l’une d’elles. Vous êtes une grande dame ! » L’historienne a pris sa retraite il y a quelques années, et manifestement laissé une empreinte forte sur cette université qu’elle a présidée dans les années 1990. Elle non plus, d’ailleurs, ne change pas. Toujours la tresse, et les yeux bleus grands ouverts.

L’entretien se poursuit quinze jours plus tard, à son domicile dans l’agglomération bordelaise. Vous connaissez l’expression « bling bling » ? Sa maison, très simple, en est l’exact contraire. Le séjour est peuplé de piles de livres, de cartons gorgés d’archives. Le chat, Voilà, ondule entre ces montagnes de documents. On pourrait faire l’hypothèse que nous sommes chez une pure intellectuelle, qui ne se confronte au réel qu’à travers le rapport distancié de l’étude. Erreur. Anne-Marie Cocula a montré, dans une existence très engagée, qu’elle est tout sauf un tempérament abstrait. Ses réponses sont d’ailleurs précises et concrètes. Cette femme rigoureuse, qu’on devine pudique, peu encline à l’épanchement, a accepté de revenir sur un parcours à part.

Racontez-nous votre enfance…

Je suis un produit d’avant-guerre. Quand je nais, en 1938, ma mère a entamé une carrière d’institutrice près de Périgueux, et mon père, fonctionnaire au bureau des élections à la préfecture, doit partir à la guerre. Il pense que ce sera court, mais ne reviendra que sept ans après. Sept années, c’est long dans la vie d’une petite fille. À son retour, il est un étranger pour moi. Il n’a jamais fait complètement partie de mon existence. Mon éducation fut conduite par deux femmes, ma mère et ma grand-mère, qui m’ont transmis le goût pour l’étude, l’école.

Comment avez-vous vécu la guerre ?

Ma mère passait ses soirées à écrire à mon père. J’ai par miracle retrouvé leur correspondance, ce sera sans doute le sujet de mon prochain livre. Elle décrit une vie isolée, précaire, les ravitaillements, la peur. 1944,en particulier, est une année très dure… Ce qui m’émeut aussi dans la correspondance de mes parents, c’est qu’ils parlent de moi, de mes dessins, des jouets que j’aimais. Je découvre à travers leurs lettres l’enfant que j’étais.

Comment se poursuit votre scolarité ?

Dans un environnement quasi exclusivement féminin. J’étais dans un lycée de jeunes filles à Périgueux. Les professeures étaient des femmes. Un peu plus tard, quand j’ai passé l’agrégation d’histoire-géographie, en 1963, il y avait encore une agrégation féminine et une agrégation masculine. Les épreuves n’étaient pas les mêmes…

Donc vous étudiez à l’écart de toute mixité ?

Jusqu’à mon admission à l’école normale supérieure de Cachan, où pour la première fois, je me retrouve dans un milieu très mixte.

Quand commencez-vous à enseigner ?

Au milieu des années 1960, à Armentières. En 1967, je suis nommée dans un lycée de Talence. J’adorais enseigner, et cette passion ne m’a jamais quittée. C’est le fil rouge de ma vie.

Pourquoi, dans les années 1960, choisissez-vous d’étudier l’histoire ?

Cela tient beaucoup à la qualité des profs que j’avais à l’école normale. Ils étaient passionnants, en particulier Pierre Goubert (NDLR spécialiste des mentalités d’Ancien régime) avec qui j’ai préparé ma thèse. J’adhérais aussi pleinement à l’approche de l’école des Annales, à l’importance que ces chercheurs accordent au temps long, à l’histoire économique et sociale.

Quel est votre sujet de thèse ?

La rivière Dordogne, l’activité économique qui s’y déployait du XVIIe au XIXe siècle. C’était l’autoroute de l’époque ! En étudiant la Dordogne, je vais, pour de futurs travaux, faire la rencontre de plusieurs écrivains : Montaigne, La Boétie, Brantôme, un chroniqueur exceptionnel.

Que représente la Dordogne dans votre vie ?

Les lieux, les couleurs de l’enfance. Sa beauté continue de m’émouvoir. Mais ce qui me passionne depuis longtemps, c’est surtout la vie des hommes et des femmes en lien avec cette rivière.

Quand devenez-vous professeure d’université ?

En 1983, six ans après avoir soutenu ma thèse en 1977.

Comment est, à l’époque, l’ambiance à la fac de lettres et d’histoire de Bordeaux ?

Tendue ! On imagine mal aujourd’hui combien l’université est, dans ces années, clivée idéologiquement. Mon mari et moi sommes clairement catalogués à gauche. Je n’ai jamais été encartée au PS mais en 1981, j’ai activement fait campagne pour François Mitterrand. À la faculté, les relations pouvaient être électriques avec des collègues historiens classés à droite.

Étiez-vous proche d’autres femmes historiennes comme Michelle Perrot, Mona Ozouf ?

Michelle Perrot, nous nous connaissons bien. Mona est une amie. J’ai une immense admiration pour ses ouvrages.

Elle incarne un féminisme universaliste, vous reconnaissez-vous dans cette sensibilité ?

Oui, j’ai du mal avec certaines formes outrancières du néoféminisme. J’ai senti parfois dans ma carrière une condescendance misogyne, mais je ne crois pas à un féminisme qui condamne, accuse, en permanence, « les hommes », de manière trop générique…

Vous êtes, en Aquitaine, la première femme à avoir présidé une université, Bordeaux-Montaigne (lettres, histoire, langues), de 1994 à 1999. Quelle présidente étiez-vous ?

J’ai abordé ce mandat en médiatrice. J’ai toujours essayé de privilégier le dialogue, et de faire en sorte que, sur chaque sujet, l’information circule au maximum auprès de toutes les personnes concernées. Cela paraît élémentaire, mais de nombreux blocages dans nos institutions viennent d’un défaut d’information.

En restant à l’écart de la fusion, en 2013, des autres universités bordelaises, Bordeaux-Montaigne n’a-t-elle pas pris le risque de la marginalisation, et de la précarisation ?

La fragilité, réelle, de Bordeaux Montaigne, vient surtout de sa sous-dotation financière, et du fait que les universités de sciences humaines et sociales sont trop peu considérées… Je suis perplexe sur le modèle des énormes universités éclatées sur plusieurs sites, où les gens parlent peu ensemble. C’est peut-être utile pour figurer dans certains classements internationaux… Mais ce qui doit compter, ce sont les conditions de travail et l’épanouissement des étudiants et des enseignants-chercheurs.

Comment, en 2004, devenez-vous vice-présidente de la Région en charge de l’éducation ?

Alain Rousset, avec qui je travaillais au festival du film d’histoire de Pessac, m’a proposé cette mission qui m’a énormément occupée pendant onze ans. Une responsabilité considérable : 190 lycées ! Sur un plan personnel, cet engagement a été salutaire car il arrive dans ma vie au moment du décès de mon mari, Bernard, mort d’un cancer. Sa disparition a été comme une amputation pour moi.

Vous l’avez épousé très jeune…

Oui, en 1960. Bernard, professeur, chercheur, était un littéraire, un classique, grand connaisseur du grec, du latin, et de l’œuvre de François Mauriac. Il était aussi un homme engagé, fut vice-président de l’Unef, proche de la deuxième gauche.

« Votre » gauche, comment la définiriez-vous ?

Je crois dans une gauche qui mette au centre de son projet l’éducation et la réduction des inégalités, et qui agisse en responsabilité : une gauche de gouvernement. De mon point de vue, Jean-Luc Mélenchon, par exemple, a dérivé.

Quel bilan tirez-vous de ces dix ans à la Région ?

Ce furent des années heureuses, mais les compétences de la Région restent trop peu connues. La décentralisation ne peut pas marcher si les Français ne savent pas qui fait quoi.

Le nom « Nouvelle-Aquitaine » pour la région agrandie en 2015, c’est en partie votre idée, comment a-t-elle germé ?

En 2015, Alain Rousset me demande de piloter une commission d’élus pour organiser des réunions dans les départements et réfléchir sur le nom de la nouvelle région. Il n’y avait pas foule à ces réunions… On a envisagé plusieurs options. L’« Aliénor », mais je redoutais qu’on nous appelle les aliénés. Ou l’« Atlantique », mais il nous semblait que ce nom ne représentait pas assez les territoires du Limousin. « Nouvelle-Aquitaine », c’est une façon de dire que nous sommes liés par un héritage historique, l’Aquitaine, et en même temps qu’une nouvelle page s’ouvre.

Vous êtes très identifiée à la région : vous arrive-t-il de regretter de ne pas avoir fait une carrière parisienne ?

Pas du tout ! J’ai fait mes études à Paris, donc je ne ressens pas ce manque que peuvent éprouver certains collègues restés toute leur carrière en province. Et je suis tellement attachée à notre région qu’ailleurs, je me serais sentie déracinée. C’est ici que je suis heureuse.

Le monde intellectuel reste très jacobin, non ?

Certes, mais le fait d’être éloigné des circuits parisiens donne aussi beaucoup d’indépendance, de liberté. Montaigne disait : « Le Roi est loin »…

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